Uchrona Prima – La Cour de l'École

« Aventurière et... femme de ménage, tout à la fois, témoignai-je dans un léger rictus. Quant à toi ? »

Je n'aimais pas que les questions se fassent aussi précises. Même si, dans un univers pareil, il s'agissait d'une demande on ne peut plus banale, je ne devais pas oublier qui j'étais en réalité. Ni même que, tout autour de moi, étudiaient, s'amusaient, lisaient peut-être de nombreux ennemis en devenir.

Je ralentis l'allure quelques secondes plus tard à l'ouïe de pas trottinant dans notre direction. Je levai un sourcil lorsqu'une voix s'ensuivit. Elle me disait quelque chose, tout comme l'apparence du jeune homme, albinos, qui l'avait laissée échapper.

...

Ah oui, Liesel. Un autre membre d'Aeternitas et, ici, du gang du même nom. D'ailleurs, cette histoire me tiraillait d'une certaine manière ! Moi, dans un gang ? Visiblement, puisque je savais que j'en faisais partie. Je n'avais pas inventé ça toute seule... Bref. Si lui était ici, peut-être que le Maître, Dirk, Hendrik, Shirona ou même Irma ou Aria n'allaient pas tarder à croiser ma route.

Quoi qu'il en fût, ce Liesel, auquel je n'avais pas discuté depuis quelques temps, me revint clairement en mémoire, finalement. Lui aussi entreprit de poser quelques questions, mais déjà bien moins gênantes que la dernière de Leah.

« Non. Nous nous sommes croisées il y a quelques minutes seulement, et je l'emmène à l'amphithéâtre Molière. Elle est nouvelle ici. »

Puis je jetai un œil à Leah, lui intimant de se présenter elle-même auprès du jeune homme.

Aventurière et femme de ménage... ? Comment peut-on être les deux à la fois ? Je souris en me rendant compte que moi, j'étais bien reine et espionne en même temps, comme quoi, tout peut arriver.

La question retournée par Nina me fait me rendre compte que j'ai peut-être été un peu indiscrète. Serait-ce vraiment judicieuse de lui répondre "Je me nomme Leah Von Vendergarten, reine du royaume de Shola d'Iceberg, et espionne du Comité relativement bien partie pour devenir le cinquième pilier de la fondation" ? Peut-être pas. Peut-être que cette Nina est de si mauvaise humeur parce que sa famille a été pillée par le Comité, ou quelque chose du genre, c'est tout à fait probable alors autant ne pas échauffer les esprits. Surtout que je compte bien rester la plus neutre possible et le plus longtemps possible, pour une fois que je suis loin de tout extrême.

L'arrivée d'un jeune homme tout à fait charmant me permet dans un premier temps de me dérober à sa question. Je lui souris aimablement sans montrer ma déception. Ils semblent très bien se connaître, ce qui les poussera certainement à discuter plutôt entre eux qu'avec moi. Je lui tend néanmoins ma main avec un autre sourire.

- Bonjour, je m'appelle Leah. Je n'arrive pas très bien à suivre ce qu'il se passe. J'ai l'impression que vous êtes plutôt familiers à cet univers, mais moi... mon cerveau veut pas se connecter, je crois. Pour répondre à ta question Nina, j'appartiens à la famille royale d'un petit territoire d'Iceberg.

Comme ça, c'est plutôt bien dosé. Inutile de dire que je suis reine. Je me tourne à nouveau vers l'albinos.

- Et toi du coup, tu t'appelles comment ?

Ses cheveux albâtres reflétaient la lumière du soleil à tel point que les miens paraissaient gris, à côté. C'était une jeune femme magnifique. Elle me tendit sa main en déclinant son identité et alors que j'allais répondre immédiatement, je fus surpris par un élément notable de sa présentation.

« Famille royale d’Iceberg ? Enchanté ! » Je serai sa main vigoureusement, très heureux de rencontrer une autre icebergeoise. « Je m’appelle Liesel, je viens d’Iceberg aussi ! »

Je détaillai notre camarade, fasciné par la blancheur de ses cheveux. On trouvait donc dans cet étrange monde des gens des quatre coins d’Humanitas ! C’était magnifique, de pouvoir rencontrer des gens ici, alors que des centaines de kilomètres pouvaient nous séparer en réalité. Cependant, nul ne pouvait savoir qui nous avions réellement en face de nous. Je connaissais Nina, très peu, mais savais qu’il ne s’agissait pas d’une criminelle ou d’une mage noire. Je fixai un peu plus longtemps la jeune femme, tentant de lire au travers elle. Son visage était doux. Une impression étrange me lia à elle, une sensation mystérieuse qui m’évoquait Aeternitas. Peut-être connaissait-elle cette guilde ? Je souhaitais lui en demander plus, mais évoquer notre chasse aux mages noirs n’était probablement pas une bonne idée.

« Je suis mage dans la vraie vie. J’aide par-ci par-là avec quelques amis rien de bien folichon. »

Ce n’était pas tant un mensonge, puisque j’avais déjà aidé Ysaline, Irina et Ilhem à effectuer des missions. D’ailleurs, ils étaient peut-être dans ce rêve bizarre eux aussi. Qu’importait, je n’allais pas quitter cette Leah si vite, elle m’intriguait. Peut-être pourrions-nous parler d’Iceberg plus tard ? Et puis c’était peut-être enfin une occasion de discuter un peu plus avec Nina !

« Vous alliez où, si c'est pas indiscret ? »

« Amphithéâtre Molière, je te l'ai déjà dit. Au premier » rappelai-je.

Je repris lentement ma marche en leur demandant s'ils voulaient bien continuer leur discussion tout en avançant. Cette fille était donc issue de l'aristocratie ? Il était vrai qu'outre sa tenue vestimentaire, bien qu'elle ne l'eût sûrement pas choisie, et son espèce de candeur dur au dépaysement, elle dégageait une certaine prestance. J'imaginai qu'elle soit capable de faire montre de beaucoup plus dans un contexte alternatif.

Toujours était-il que si je n'explorais pas les lieux un peu plus, je n'aurais que peu de chances de rencontrer quelqu'un d'autre de ma connaissance.

En regardant le sol, je réfléchis à quelque chose. Cet endroit... N'était-il pas un temps hors du temps ? Peut-être alors pouvais-je essayer de prendre un peu plus de bon temps et de me laisser aller à des mondanités superflues... Ici, aucun ennemi à combattre, physiquement parlant tout du moins, alors pourquoi pas en profiter pour réellement se détendre ? Et en y réfléchissant bien, plus le temps passait, plus j'avais l'impression d'être dans la normalité, ici. Quitte à me tenir sur scène, autant être bonne actrice.

« Je... Hum, m'excuse si j'ai pu être désagréable avec vous. Ce n'est pas personnel, c'est juste que je... (Sérieusement ? Je bafouillais ?) Bref, je n'ai pas encore tout à fait l'habitude. Voilà. »

Cette Leah semblait très gentille, mais un peu étrange. Nina aussi semblait... différente. C’était normal après tout, nul ne pouvait deviner qui était la personne en face en vrai, et il était difficile d’accorder sa confiance. Après tout, on pouvait ici devenir meilleur ami avec notre bourreau, c’était assez ironique, en fin de compte, et vertigineux. Peut-être que cet endroit pouvait jouer un avantage stratégique ? Mais j’y repensais… Aeternitas existait bel et bien ici. Sous la forme d’un gang, mais quand même. Ce ne pouvait pas être une coïncidence. L’hypothèse d’un puissant sortilège me trottait toujours dans l’esprit. Pourtant il m’était impossible de réellement la saisir. Une sorte d’aura me poussait à penser à autre chose, à me laisser aller ici sans faire attention aux préoccupations du monde réel. C’était perturbant.

Leah posa alors une question des plus pertinentes à mon sens : avions-nous un rôle ? Je lui répondis avec sincérité mon opinion.

« Je ne sais pas… Cela pourrait être un puissant sortilège visant à nous neutraliser. Plongés dans des illusions, on ne pourrait plus empêcher quelque chose, mais… les illusions ont tendance à se dissiper lorsqu’on en a conscience. Et nous sommes là, alors que nous nous sommes jamais rencontrés, ça paraît trop improbable. »

Tête baissée, je réfléchissais encore à ce qu’il nous était arrivé, plus intrigué et fasciné qu’effrayé. Peut-être étions nous venus là de notre plein gré l’avions nous oublié ? Pourrions-nous seulement un jour revenir à la réalité ? Autant profiter. Après tout, j’avais comme l’intuition que rien de ce qu’il se passait ici ne pouvait avoir de réelles répercutions.

« Autant bien, nous sommes nos assassins respectifs. » dis-je en riant, rire qui cessa en constatant le regard des deux jeunes femmes. « Je plaisantais, hein… »

Un léger malaise sembla s’installer. C’était idiot de ma part. Peut-être Leah était une mage noire faisant partie d’une terrible organisation criminelle, et elle ne se doutait pas un seul instant que Nina et moi étions des chasseurs de mages noirs ! Tout cela semblait absurde. Quoi qu’il en fût : nous ne savions rien. Tous ignorants, pourquoi ne pas prendre un peu de bon temps ? Après tout, un lieu pareil était une aubaine : nos objectifs, nos atouts, tout était balayé d’un revers de la main, nous étions égaux, de pauvres étudiants dans une académie bizarre. C’était l’occasion de se faire quelques amis bien placés.

« Mmh, Nina… qu’est-ce que tu en penses ? » tentai-je.

J'espérai que mon effort d'intégration ne passerait pas aux yeux des autres pour une quelconque volonté de devenir... sociable. Après tout, l'hypothèse de Liesel, comme quoi nous nous trouvions peut-être face à une future cible à abattre – ou qui nous abattra. Dans le doute, mieux valait-il taire les détails de nos identités réelles, ne pas trop se dévoiler à des inconnus.

Les deux élèves aux cheveux blancs se demandaient si nous avions un rôle à jouer, ici. J'avais encore le vague souvenir de cette femme apparue dans un rêve. Je m'étais alors réveillée, une clé en main. Aucun souvenir n'allait au-delà du regard que je lui avais porté lorsque les engrenages la parant s'étaient mis à bouger.

« Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de trop creuser la question. À mon sens, ce n'est qu'un monde parallèle où nous avons été précipité et duquel nous pouvons partir dès que cela nous chante. Peut-être ne sommes-nous que des rats de laboratoire, officiant plus ou moins consciemment dans le cadre d'une étude comportementale. »

Cette étrange femme onirique, dont tout le monde ne semblait pas se souvenir concrètement, n'avait-elle pas donné son nom ? Son objectif ? Je forgeai à cette pensée mon nouvel objectif. Peut-être cette femme se trouvait-elle ici, dans ce monde. Il me fallait la trouver et, pour cela, quoi de mieux que rencontrer la directrice mystérieuse de cette académie ?

Après tout, la seule façon de voir derrière les murailles était de se hisser au sommet. Je fis alors part de ce but à Leah et Liesel.

J'écoute d'une oreille distraite les hypothèse de mes nouveaux camarades. Pour avoir posé la question, j'aurais sûrement dû écouter plus attentivement, histoire de réagir à leurs propos. Mais seulement, en posant cette même question, je me suis rendue compte que ce que je souhaite vraiment savoir, ce n'est pas pourquoi je suis là, mais qu'est-ce que cette expérience a à m'offrir. Depuis que je suis ici, un souvenir de plus en plus net me hante. Son visage me revient, la couleur de ses yeux, son odeur. La chaleur de ses bras. Un instant mon esprit me porte ailleurs, à l'endroit de notre dernière étreinte. je veux le revoir. Je n'en reviens pas de n'avoir que si peu pensé à lui pendant tout ce temps. Je veux revoir mon père.

Je ne me reconnecte à la réalité que lorsque Nina évoque son idée de vagabonder autour du bureau de la directrice. Je ne suis pas certaine que cela me mènera à lui, mais je me dis que c'est la peine d'essayer. Angelo ne sera pas parmi les élèves. Alors qu'il soit un professeur ou un membre du personnel, m'approcher de la direction ne pourra que me rapprocher de lui. Je souris à l'attention de Nina.

- Pourquoi pas... cela pourrait nous en apprendre plus.

Je jette un coup d'oeil à Liesel pour jauger sa réaction. Ces deux jeunes gens me font penser à des personnes que je n'ai plus vu depuis longtemps. Des jeunes gens aventureux, comme eux, dont je faisais partie. Cette époque me semble trop lointaine.

C'était décidé alors, nous allions nous rendre chez le directeur. Bizarrement, j’avais l’impression de connaître l'emplacement du bureau, sans pour autant en être sûr. Nous partîmes en suivant notre instinct. J'espérais croiser Mugetsu, ou peut-être même Mivard Drosin. Si ce dernier était quelque part ici, c'était à la bibliothèque que je devais aller, pour sûr. Comment pouvions-nous savoir qui était présent dans ce monde, au final ? Nina avait raison concernant ce vague souvenir de femme et de clé, cela me disait quelque chose. Quels étaient les limites de ce monde : pouvait-on ne serait-ce que sortir de l'Académie ? J'étais curieux de savoir tout cela !

L'heure n'était cependant pas à l'exploration géographique, puisque nous étions en quête de sens. Nous passâmes la porte d'un des bâtiments, qui donnait sur un hall duquel partaient plusieurs couloirs. Après quelques secondes immobiles à observer la baie vitrée du plafond, qui éclairait de larges plantes, autour desquelles se trouvaient des bancs en bois, nous poursuivîmes. Un panneau indiquait "La Direction".

« On doit pas être loins, on va enfin sav-… » Signalai-je, avant de m'interrompre. Une vue particulièrement dérangeante venait, l’espace d’un instant, de s’offrir à mes yeux dans le coin du couloir opposé au notre. « Allez-y sans moi, je dois vérifier quelque chose ! » Je partis en courant, laissant mes deux camarades seules. Quelque chose clochait dans ce que je venais de voir.

J’arrivai précipitamment dans l’angle du couloir, puis, priai que mes yeux ne m’avaient pas trompé.

« Adam ! », lançai-je, empli de joie. Le grand jeune homme à la carrure solide se retourna, présentant un visage souriant, aux yeux bleus et les cheveux plus clairs que ce qu’il me semblait avoir vu.

« Oh. Vous n’êtes pas…
— Héhey ! Bien sûr que si ! LE Andreas O’Sullivan, chef d’équipe du Club Journal ! Tutoie-moi, je t’en prie. Je rédige un article sur les étranges sensations qu’ont les élèves depuis que tout le monde est mystérieusement apparu ici ! »

Ne me laissant pas le temps de me remettre de mon illusion, il dégaina vers mon visage un magnétophone qu’il enclencha aussitôt, tout en arborant un grand sourire séduisant et euphorique.

« Un témoignage peut-être ? »

Une étoile brilla dans le coin de sa dentition parfaite lorsqu'il leva un sourcil.